Pélagie Gbaguidi
Pélagie Gbaguidi est née à Dakar (Sénégal), mais a des origines béninoises. Gbaguidi a terminé ses études à l’École des beaux-arts Saint-Luc à Liège. Elle habite actuellement à Bruxelles.
Aux alentours de l’année 2000, Gbaguidi s’est demandée comment elle pourrait marquer le monde de son empreinte en tant qu’artiste. La révolution numérique se trouvait à l’époque à un moment charnière et elle commençait à modifier notre perception de la réalité. La réponse fut comme une révélation et a été trouvée dans la double conscience qu’elle a héritée de ses parents.
Gbaguidi se considère comme une griote contemporaine et utilise les différents supports que l’art propose pour accomplir cette mission. Elle réalise notamment des peintures, des dessins, des textes, des installations et des performances. Elle peut ainsi rester à la fois dans le visible et dans l’invisible. En Afrique de l’Ouest, les griots sont les gardiens et les « conteurs » de l’histoire et des récits oraux. Ils transmettent des histoires, des événements, des traditions et des légendes à travers les différentes générations. Ces personnages nomades permettent aux images, aux métaphores et à la poésie de leurs ancêtres de rester vivantes auprès de la génération actuelle.
Un griot est aussi un intermédiaire entre le présent et le passé qui est en contact avec les ancêtres, la nature et les éléments. « Le présent n’est pas quelque chose de vieux », explique l’artiste, « le présent est le passé. » La double conscience n’a jamais été un problème pour elle. « Il s’agit d’une richesse héritée. » « L’avenir n’existerait pas si nous n’étions pas dans le présent. Le griot peut nous aider à prendre conscience du moment présent, à se rendre compte de l’état du monde tel qu’il est aujourd’hui, avec toutes les contradictions et les catastrophes. Oui », conclut-elle. « Tel est notre monde. » (Pélagie Gbaguidi en conversation avec Sandrine Colard et Sammy Baloji à la suite de l’exposition Congoville, Musée Middelheim, 2021)
En 2004, lors d’une résidence au Centre d’art contemporain à Nantes, Gbaguidi découvre par hasard Le Code Noir sur un marché aux livres local. Le Code Noir était une ordonnance du roi français Louis XIV de 1685, un codex ou un recueil de lois, de codes de conduite et de dispositions pénales à propos de la gestion du commerce des êtres humains, de la commercialisation de la main-d’œuvre, appelée esclaves qui était en vigueur pour toutes les colonies françaises. Les rédacteurs n’ont pas passé une simple nuit à inscrire dans la loi les règles du commerce des esclaves, notamment dans le domaine du sucre de canne. Colbert et sa commission ont passé trois ans à rédiger les dispositions « légales ». Gbaguidi était déconcertée et choquée du contenu et du ton insensible, solennel et méthodique de chaque phrase. Après plusieurs lectures, des images, des visages, des associations et des souvenirs formulés de manière fragmentaire de ceux qui ne sont plus là pour le raconter apparaissaient progressivement. Gbaguidi a donc décidé de démystifier l’esclavage et de le considérer comme une partie du patrimoine universel.
En 2015, les 100 dessins de Gbaguidi ont été exposés dans une exposition permanente du Mémorial ACTe de Guadeloupe, le centre caribéen et monument de commémoration de l’esclavage.
Son œuvre ajoute une nouvelle ligne à l’histoire coloniale et post-coloniale où des traces de traumatismes, des symboles, des associations et de nouveaux archétypes composés vont à l’encontre de la version officielle et contournent l’oppression, l’abomination et l’héritage de ce passé. À partir de ses connaissances des archives, elle recontextualise ce qui s’est passé autrefois afin de briser la chaîne d’injustice qui s’est poursuivie depuis.
« Nous devons écrire une nouvelle page de l’histoire, car nous savons aujourd’hui que la version officielle dissimule différentes parties de la vérité. De nombreux éléments sombrent à présent dans l’oubli. Il est donc essentiel de rassembler ces histoires. Chacun peut participer pour briser ce type de dystopie et construire quelque chose de nouveau et se rappeler des erreurs du passé pour ne plus les reproduire. »
Malgré son parcours international lors des Biennales de Dakar, de Lubumbashi et de Berlin, au documenta 14 à Athènes et à Cassel et au Musée national d’art africain de la Smithsonian Institution à Washington D.C, son œuvre est restée pendant longtemps inconnue dans le monde de l’art belge. Sous l’impulsion de la curatrice Sandrine Colard, son œuvre a été choisie pour les expositions au WIELS (Multiple Transmissions : Art in the Afropolitan Age [Transmissions multiples : l’art à l’époque afropolitaine], 2019) et au Musée Middelheim (Congoville, 2021).
La facette performative de son œuvre fait penser à son collège artiste et bon ami Philippe Vandenbergh (1952-2009). Ils partagent la notion d’urgence d’ouvrir le monde et de montrer les histoires dissimulées par le courant dominant, qui déambulent dans la mémoire collective. Gbaguidi considère le corps comme une archive vivante. Chaque personne est une archive dans un monde qui, pour le dire en douceur, a été construit de manière erronée, par l’homme lui-même.
Gbaguidi utilise souvent des parties de son corps pour appliquer de la peinture ou du pigment sur la toile. Elle écrit un journal intime. Les œuvres dépassent souvent leur propre genèse. Elle met en lumière la banalité de l’amour et de la beauté pour échapper à la tragédie du monde. La force motrice à l’origine de ses coups de pinceau reflète ce qui n’est pas représenté, du moins à première vue. C’est la nuance émotionnelle et corporelle qui ramène l’observateur au moment où Gbaguidi se trouvait devant la toile, où elle laissait son âme en proie à l’art et où elle réalisait l’œuvre. Dans un cours d’histoire de l’art occidental, cet aspect de son travail serait considéré comme du néo-expressionnisme dans la tradition d’Edvard Munch.
Dans Le jour se lève (Xeno X Gallery, Anvers, 2022), sa colère et son indignation se déversent sur l’inacceptable période post-coloniale par le biais d’une série de dessins au pastel appelée la Chaine Humaine. Simultanément, nous voyons beaucoup de mains qui s’ouvrent avec par exemple une vague de protestations contre les valeurs établies. Elle a de l’espoir et croit en la jeune génération. Sur le tableau The Mutants [Les Mutants], trois corps de femmes sont représentés jusque la moitié. Elles se tiennent en rangée l’une à côté de l’autre et urinent sur le sol. La femme du milieu a la couleur de peau la plus sombre et ses mains sont posées avec détermination sur ses hanches alors que les deux autres, à gauche et à droite, semblent prier avec les doigts entrelacés, comme si elles n’étaient pas encore sûres de la position qu’elles ont adoptée, en raison de leur couleur de peau claire. La couleur des trois jets d’urine varie aussi légèrement, du jaune au blanc en passant par le bleu clair. Ils sortent tout droit comme des canaux des trois corps et partent de loin pour se rapprocher, comme s’ils allaient à tout moment sortir du bas de la toile et atterrir sur les chaussures de l’observateur.
The Missing Link, Decolonisation Education by Mrs. Smiling Stone [Le lien manquant, éducation à la décolonisation par Mme Smiling Stone] (Cassel, 2017 et Musée Middelheim 2017-21) est une installation avec des bancs d’école et de grandes toiles sur lesquelles il était possible de voir le résultat de l’atelier avec les étudiants. La pierre souriante dont s’est inspiré le titre était le squelette qui est apparu devant Gbaguidi et qui lui a dit : « Tu sais, même si tu peux voyager jusqu’à la lune, si l’idéologie raciale n’évolue pas, le monde portera toujours les mêmes vêtements et sera caractérisé par la torture. » L’image de la pierre souriante lui est venue après avoir fait des recherches dans les archives sur l’Apartheid et après avoir visité le monument de commémoration à Soweto en Afrique du Sud.
Gbaguidi a ensuite créé un projet éducatif, qui est actuellement en « work in progress », dont l’objectif est d’utiliser l’art pour décoloniser l’enseignement, purifier les archétypes binaires et les idées préconçues et s’affranchir des constructions nocives du passé. Pour ce projet, elle fait également appel à du matériel issu des archives, comme Le Code Noir, quelques poupées et caricatures du Deutsches Museum de Munich, le contrat de libération dans les inscriptions des anciens esclaves dans le temple d’Apollon à Delphes (Grèce), des photos de Peter Magubane de la rébellion des écoliers à Soweto en 1976 et quelques restes de céramique de la Seconde Guerre mondiale. Les œuvres d’art des écoliers ont été reprises dans l’exposition et l’installation.
L’enseignement est le lieu par excellence pour affranchir la société des notions temporaires qui ont été apprises. Ils proposent une nouvelle conception du monde, une réalité où les hommes se traitent mutuellement de manière plus éthique et durable. L’expérience avec ces anciens mécanismes dans le contexte de l’enseignement peut permettre d’avancer dans le présent.
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